Paris rend hommage à Léopold Rabinovitch

 

Le 3 juin 2019, la Mairie de Paris inaugurait une plaque en hommage à Léopold Rabinovitch, en présence de Catherine Vieu-Charier (Maire-adjointe Paris), de Frédérique Calandra (Maire du XXème ), de George Pau Langevin (ancienne Ministre), de la famille Rabinovitch et de nombreux amis.

 

Voici l'intégralité de l'intervention de son fils, le philosophe Gérard Rabinovitch, lors de la cérémonie.

Chers Amis, présents, ici même ou par l’esprit, pour cet hommage, cette salutation, cette reconnaissance…

Il y a dix années, presque jour pour jour, à l’âge de 87 ans, s’éteignait Léopold Rabinovitch, mon père, celui de mon frère Stéphan, celui de sa fille adoptive Anne ;

L’époux de notre mère Anna, née Portnoï, puis celui - en seconde noce - de Valia Aidys. Auxquelles, à l’une et l’autre, nous devons, nous ses enfants, beaucoup ;

Mais aussi, l’oncle de mes cousins Catherine et Michel, dont le père, Léon, frère de Léopold, fut le compagnon d’armes, dans tous leurs combats ;

Le grand-père de mes enfants, Ruben et Abigaïl. Et celui de Sonia et Sami, les enfants de Stéphan ;

Mais encore, l’ami admiré de beaucoup, et des quelques-uns, encore par bonheur ici avec nous ;

Et, enfin, la Légende incarnée pour tous mes propres amis. Ceux de la « seconde génération » comme il se dit. Celle d’« après »...

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Comment évoquer mon père, héros résistant FTP-MOÏ et déporté à Dachau, sans tomber dans une sensiblerie qu’il récuserait fermement.

Mais aussi, alors même qu’il ne parlait jamais directement de ses combats, sinon par de rares allusions distanciées. Et que les bribes enregistrées dans mon enfance furent celles dérobées de ces conversations « entre soi », avec ses camarades de combats ou de déportation. Parfois teintées entre eux d’amicales taquineries tournantes.

Le plus juste, le plus approprié, pourrait se trouver dans quelques vignettes qui dessinent peut-être mieux que tout, où il se tenait.

Ainsi, puisqu’il était des tous premiers à avoir rejoint le groupe des FTP MOÏ, et qu’il était enregistré sous le numéro d’adhésion 007, il aimait beaucoup faire remarquer que « 007, il l’avait été bien avant James Bond ».

Ou bien, dans la même veine, de rappeler qu’il n’avait pas disposé, lui, dans la résistance, du matériel sophistiqué que « James » avait à sa disposition.

 

Autre vignette.

Ainsi, lorsqu’il avait fait un vraiment bon repas, où que ce soit, à la maison ou dans un restaurant, il concluait le dessert, et exprimait son contentement, d’une récurrente parodie : « si on avait eu ça au camp, je serais resté »…

Qui me laissait tétanisé.

Ou encore cette fois, le retrouvant à son travail, en revenant de la première projection d’un film de Woody Allen, il s’agissait d’Annie Hall.

Je lui en raconte le préambule, en pré-générique : Woody Allen en plein écran, y cite, comme un commentaire sur les désillusions inévitable de l’existence, une petite histoire juive, en forme de métaphore.

Celle de deux vieilles dames attablées dans un restaurant (le Katz) et n’ayant plus que la plainte répétée, comme un reste de joie pour leur âge avancé. L’une dit à l’autre : « Qu’est-ce que la bouffe est mauvaise ici !!! », et l’autre d’ajouter : « Oui ! Et en plus les portions, elles sont toutes petites ! ».

Et mon père de partir, alors, dans un éclat de rire infini et étouffant, sans pouvoir reprendre son souffle, quasi apoplexique, que ça en devenait inquiétant.

Puis - quand même - récupérant sa respiration, il explique : « C’était comme ça au camp ! »…

Et d’ajouter : « demain, j’ai une réunion des anciens de Dachau, je vais leur raconter ». Il en jubilait d’avance.

Et je ne savais plus, moi, où me mettre, saisi glacé…

D’autres vignettes, encore :

Comme ce récit qu’on m’avait un jour soufflé, lorsque revenu de déportation, il retrouva ses camarades de résistance. Et que ceux-ci lui font confidence, qu’après son arrestation, ils s’inquiétaient de son endurance devant la torture prévisible. Et, donc, s’il réussirait à ne pas « parler »…

Et lui de leur rétorquer - du tac au tac - « Comment vouliez - vous que je parle, j’avais les menottes… ».

En référence à la volubilité gestuelle de l’élocution juive.

 

Et puis encore ces histoires, fruits de l’humour du petit peuple de la yiddiskeit, qu’il aimait raconter à un auditoire captivé.

Comme celle du déporté revenu. Qui pour se refaire une santé, se lance dans la course en haute montagne. Et qui un jour dérape. Et se retrouve suspendu dans le vide, uniquement rattaché par son cordage à un piquet planté entre deux rochers, avec 1000 mètres de vide sous lui.

« Au secours ! », appelle-t-il. « Au secours ! » sans réponse durant des heures. Puis après ces longues heures, une Voix transperce du firmament, descend du Ciel, et lui dit, « Je suis le Dieu de l’Univers, fais-moi confiance, de mon bras entendu je vais te poser au sol ; coupe la corde »…

« Au secours ! », « Au secours ! », appelle encore le déporté. « Au secours ! ». Dieu lui reparle, essaie de le convaincre. « Je suis le Dieu de l’Univers, fais-moi confiance, de mon bras étendu je vais te poser au sol ; coupe la corde… ».

« Au secours ! », appelle, de plus belle, le déporté survivant : « Il y a quelqu’un d’autre ???!.... ».

 

Comme quoi on peut rire de tout, mais pas n’importe comment !...

Ou bien, quoi que - très longtemps – au moins jusqu’à l’été 68, communiste dur et rigoriste - on pourrait dire, sans abus : « stalinien » -, bien qu’il aimait prétendre à un fond « nanar » ; cette histoire en point d’objection lucide, garante au long cours, contre toute fusion abrutissante :

C’est Moshe qui - à Moscou - croise dans son quartier, Ivanov, le responsable de la section locale du Parti.

Ivanov interpelle Moshe, d’un ton aux sous-entendus menaçants.

« Dis-moi Moshe, on ne t’a pas vu à la dernière réunion du Parti ».

« Oh ! Ivanov, répond Moshe, si j’avais su que c’était la dernière, je serais venu… ».

 

Voilà ! Donc quelques vignettes.

Il en est de nombreuses autres. Et ses amis en sont plus dépositaires, surement que ses propres enfants.

Car, hormis ces manières d’allusions, et quelques moments très rares de confidences échappées, de débordements d’émotions qui laissaient entrevoir de profondes douleurs - que j’aurais bien du mal à prononcer ici -, le silence était l’usage.

Et les rares questions affleurant se voyaient balayer d’un revers : « Ne commence pas !»…

 

Il est deux formes de silence, celui des bourreaux qui n’est que dissimulation, et celui des résistants qui est pudeur.

Ce qu’il avait vécu, il fallait aller le chercher ailleurs, mais pas auprès de lui. Dans des livres, ceux de Robert Antelme, L’Espèce humaine ; de Primo Levi, Si c’est un Homme ; de Charlotte Delbo, Auschwitz et après ; et bien d’autres encore, bien sûr (Germaine Tillon, Jorge Semprun, Geneviève De Gaulle- Anthonioz, etc.).

Cette pudeur signe les authentiques résistants, comme elle signe les Justes qui cachèrent les traqués au péril de leur vie.

Rédigeant, il y a quelques semaines, un texte pour une exposition annoncée cet été au Chambon sur Lignon (une exposition du peintre Gérard Garouste), et me documentant, à cette fin, je trouvais un témoignage d’André Chouraqui. Caché et sauvé dans cette Haute Loire, comme quelques milliers d’autres durant la traque nazie, par cette population de paysans taiseux, indépendants et discrets.

« Ne nous remerciez pas » lui disait 25 ans plus tard, une madame Roux, épicière, « nous n’avons fait que notre devoir »…

J’ai nommé la pudeur, il faut aussi nommer la modestie, comme trait de vérité, de ces hommes et femmes.

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Il n’est pas simple, pas facile, d’être enfant de gens de cette trempe. Enfant de héros, résistant, et aussi… déporté.

C’est écrasant, à proportion du silence entretenu, amplifié de l’admiration inconditionnée que leur vouent ceux aux alentours qui sont informés.

Mais au-delà de l’inhibition, c’est aussi inspirant.

C’est arrachant à l’indolence ordinaire, aux insignifiances du quotidien.

C’est convoquant à ne pas se contenter, ou se résigner, aux Idola Fori comme les nommaient Bacon, ces idoles des places publiques qui flattent la paresse et rendent aussi bêtes que les agents de la domestication peuvent le souhaiter.

 

De cet arrachement, on y apprend par exemple, comme une évidence intrinsèque, à ne pas s’époumoner d’hubris aussi bavarde que dérisoire comme ces slogans débilitants : « CRS-SS ». Fut-on d’un gauchisme soixante huitard, exubérant et exalté.

Car la vérité y perd son droit et son devoir, en même temps qu’elle blesse et insulte l’expérience de ceux qui ont vraiment été confrontés à l’Ordre SS.

Un enseignement « subliminal », propice à devenir une matrice pour tout ce qui pourrait se présenter d’un même tabac.

 

On y apprend aussi que la retenue peut être une marque d’esprit, de grandeur, de fierté, c’est-à-dire de virilité, et pas de faiblesse ou de pusillanimité.

Des conversations entendues - tandis que je semblais m’occuper à tout autre chose très captivante, comme de simplement jouer par exemple, mais les pavillons d’oreille exagérément distendus vers le centre des conversations -, s’imprimait la fierté tranquille des actes commis - oui ! n’ayons pas de précaution euphémisante, ou l’affichage d’un pacifisme bêlant, non armé - : il s’agissait de sabotages des moyens de productions au service des nazis, d’exécutions de soldats d’occupation, et d’agents de collaboration.

Mais s’imprimait simultanément une autre pas moindre fierté, celle de ce qu’ils ne s’étaient pas autorisé de faire.

 

Celle d’avoir arrêté une action en cours parce que des civils pouvaient y perdre la vie. Et parfois comportant de ce fait des risques létaux pour eux-mêmes.

 

Celle de pas s’abaisser à aller au-delà de la mise hors d’état de nuire d’un ennemi. Celle de se garder de ce que le sentiment de la vengeance ne serve pas de portail aux jouissances de la cruauté. Alors même que ces ennemis-là participaient d’un ordre, dans lequel les hommes étaient réduits de toutes les manières possibles à la condition ou l’état de « matières premières », et saccageables.

On y apprend encore qu’un homme « ça s’empêche ». Comme le faisait dire Albert Camus à son père Cormery dans Le Premier Homme. Ce n’était pas là l’expression d’un humanisme niais, mais tout le contraire. Que c’est là le trait d’un homme véritable. Dût-il prendre les armes.

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Qu’un homme « ça s’empêche », c’est encore là que se clive la différence fondamentale entre Terrorisme et Résistance.

Les actions de ces résistants comportaient une dimension supplémentaire. Elles contenaient, en elles-mêmes, l’empreinte d’un motif de leur combat.

Posant des limites à leur action, ces Résistants faisaient une distinction, qui avait une signification éthique, entre ceux qui pouvaient être tués, et ceux que l’on ne devait pas tuer, même par accidents. Ceux-là fussent-ils inévitables, la dette contractée alors n’étaient pas déniée.

Les fins de la Résistance : abattre la tyrannie, sous forme d’oppression et d’occupation, sauvegarder quelque chose de la Menschlichkeit, du « sentiment d’humanité », éléments constitutifs d’une civilisation de vie, bornaient les moyens en retenue.

La légitimité des moyens y était corrélée à l’équité des fins.

Ils faisaient la guerre selon Clausewitz, quand les occupants la faisaient selon Ludendorff…

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C’étaient des Princes.

Ouvriers, employés, paysans, réfugiés Juifs, italiens antifascistes, allemands anti nazis, espagnols républicains, arméniens de familles ayant fui les massacres génocidaires de 1915. Autodidactes pour la plupart. Ne parlant pas toujours un français châtié, et souvent imprimé d’un fort accent exogène.

Ils ne combattaient pas seulement un envahisseur.

Ils se levaient contre un monde de mort annoncé qui cherchait à prendre ses marques depuis longtemps, d’éleveurs de bétails humains, de domestication uniforme et générale, de « démolition de l’homme », de démolition de l’idée même d’homme, comme l’écrivit au retour des camps le survivant Primo Levi.

Philosophes-nés, même sans avoir pu faire des cursus académiques, ils savaient des choses « de base ». Des principes fondamentaux, que d’autres emportés par l’euphorie des concepts et l’auto célébration jargonnante, perdent de vue.

 

Ils combattaient au nom de la Raison, de la Justice, de la Liberté.

Ils savaient d’une sagesse peu commune :

-que la Liberté n’est pas la licence du « tout est permis », mais le libre exercice du débat et du questionnement sur le bien commun.

-que la Justice n’est pas le bon cœur angélique qui se dissimule les dures contraintes du réel. Mais l’élévation dans l’Esprit de l’Équité.

-que la Raison ne se réduit pas à un calcul, mais est l’exigence du discernement.

Chacun d’eux valaient 100 Heidegger, chacune de leurs actions lumineuses valait toute la prose cuistre de l’énamouré hitlérien.

 

Ils ne combattaient pas les Allemands.  De cela Léopold n’était pas silencieux.

Ils ne combattaient pas l’Allemagne, celle de Goethe, de Von Humbolt, de Jean Paul ou de Max Weber.

Ils combattaient la Barbarie. Cette Barbarie « qui avait passé un Pacte avec le Progrès » selon l’expression de Sigmund Freud, et avait ouvert la porte dans les contingences et les inductions des événements de l’Histoire, à une bande d’illuminés païens et impudents voyous, qui avaient pris le nom de nazis.

 

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À l’opposé, la Résistance armée et sa sœur la Résistance de sauvetage ont été « travail de culture », non de « faibles », mais de « petits ». De petits hommes, d’hommes ordinaires, s’élevant un moment hors de l’ordinaire, en majesté.

Ils formèrent plus qu’un « mouvement social », comme il peut être dit quelquefois. La résistance solidarisa des individualités dans un lien social momentané, invisible, inexploré de l’ordinaire sociologique : la société éthique.

À la mesure de toute raison instrumentale, dans l’inconcevable de l’irraison totalitaire, les Résistants étaient des insensés qui conjuguaient le verbe vivre au futur incertain d’un présent immédiat.

Pas le vivre d’une vie nue, mais celui d’une vie « suffisamment bonne ». Common decency l’appelait George Orwell.

 

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Ni posture complaisante de « rebelle », ni lyrisme infatué de « désobéissance », le point de capiton de la vie de ces Résistants FTP MOÏ, tout comme celles de ceux qu’on nomme les Justes, fut une éthique axiale.

Ils furent individuellement, l’incarnation à leurs risques et périls de la convocation contre la déshumanisation barbare.

Celle d’un monde génocidaire fait d’archipels de la Destruction qui corrélait : sites d’extermination, camps de concentration, établissements d’eugénisme et d’euthanasie. Un monde de domestication achevée de l’humain, intégralement chosifiante de l’homme.

De même que les Justes obéissaient à la convocation que leur faisait la détresse du traqué, « ce pouvoir de transfert et de substitution, sans lequel il n’y a point de sens de la justice, de sens de l’humain » (Léon Werth, Dépositions, 1946).

 

L’écrivain britannique Marie Anne Evans, connue sous le nom de George Eliot, constatait déjà au cœur du XIXème siècle, dans son chef d’œuvre Middlemarch, « que les choses ne soient pas si mauvaises pour vous et moi qu’elles auraient pu l’être, est dû pour moitié à tous ceux qui ont mené une vie cachée et reposent dans des tombes que personne ne visite ».

L’observation gagne un nouveau tranchant de vérité de sens, avec les Résistants en général et ceux de la FTP-MOÏ particulièrement, comme avec ceux qu’on appelle les Justes.

Leur grandeur, comme leur petit nombre, peuvent être perçus comme un signe tragique. Ils soulignent la solitude ordinaire du courage dans l’humanité banale.

 

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Je vous remercie chère Catherine Vieu-Charier, chère Frédérique Calandra, chère George Pau Langevin, représentantes de la Nation et du peuple de Paris - par votre action et votre présence ce jour, en mémoire et salutation à Léopold Rabinovitch - d’avoir fait et permis que lui, et avec lui, chacun de ces héros qui ont porté l’hypothèse, sur leurs épaules, d’un monde possiblement et heureusement vivable, ne soient pas qu’effacés, dans des « tombes que personne ne visite ».

Je voudrais, si vous le permettez, joindre à vous, dans ce remerciement, les journalistes et auteurs que sont Alain Vincenot, Rose Lallier, Marion Van Renterghem, et Ruth Zylberman, qui ont concouru par leurs écrits et œuvres télévisuelles, à faire connaitre, sans qu’il l’ait cherché, l’existence de Léopold, et ses combats.

 

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Que cette plaque, en son honneur et pour sa mémoire, serve à raconter aux enfants et aux petits enfants qui passent devant, ce qu’il fut, et ce que furent ces hommes et ces femmes.

Qu’elle transmette que, dans des époques où il « faut chercher les preuves de l’existence de l’homme » (Léon Werth), il en reste quand même toujours quelques - uns.

Et qu’elle contribue, comme les autres plaques similaires, à les rattacher au faisceau des vivants !...

 

 

Gérard Rabinovitch