La résistance continue

Stéphane Fuchs, délégué des détenus

Malgré les éxécutions, magré la répression, l'organisation collective des détenus se poursuivra jusqu'à leur livraison aux SS, le 30 mai 1944. Ci-dessous, le témoignage de Stéphane Fuchs, porte-parole des détenus, écrit au sein du quartier cellulaire de la prison d'Eysses, entre mars et mai 1944.

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Si ce titre peut paraître à la majorité d’entre nous une plaisanterie d’un goût douteux, je tiens cependant à le mettre en évidence car il pose d’emblée un problème auquel je ne crois pas inutile de réfléchir. A l’heure où degrands évènements se préparent, à l’heure où l’aube de la libération semble proche et où toutes les énergies vontêtre nécessaires à la France pour chasser l’envahisseur, nous ressentons plus que jamais la douleur d’être inutiles,impuissants, enfermés. Nous sommes fiers, mais aussi un peu jaloux en pensant aux exploits des groupes francs et des maquisards qui peuvent participer autrement, glorieusement à la lutte, alors que nous nous engourdissons physiquement et moralement.

 

A l’heure où s’ouvriront enfin les portes, quelle part pourrons-nous prendre à la lutte ? Arriverons-nous après la bataille comme les carabiniers d’Offenbach ? Serons-nous amoindris, incapables de tenir la place que nous voudrions au côté de nos frères endurcis par des années d’action ? Pourrions-nous au contraire tirer de cette expérience des ressources nouvelles et apporter une contribution active à cette oeuvre de libération et de reconstruction ? Peut-être cela dépend-il un peu de nous, même dans les conditions où nous nous trouvons.

 

Physiquement certes, le résultat n’est pas heureux. Après une cure prolongée d’amaigrissement intensif, nous sommes heureusement soumis à un régime, incomplet certes, mais substantiel. Un régime qui fait même engraisser. Mais, attention “graisse n’est pas santé” comme disaient nos aïeules, on peut être bardé de lard et incapable du moindre effort soutenu, essoufflé par une course de quelques mètres, brisé par le moindre travail musculaire. Le manque d’exercice, le fait de rester allongé ou assis des journées entières en sont la cause. A nous de réagir, de faire de la culture physique, de la course à pied dans nos modestes préaux. A nous maintenant qu’il fait chaud de nous doucher et de nous frictionner énergiquement pour activer la circulation. Nous n’atteindrons peut-être pas ainsi la grande forme mais nous serons capables de reprendre vite notre place et nous y aurons gagné au moins de bonnes habitudes et une victoire de notre volonté.

 

Est-ce là tout ? Certes nous désirons tous vivement nous asseoir bientôt devant une table bien servie avec un menu copieux et bien cuisiné et une bonne bouteille. Nous rêvons béatement après notre gamelle de veau à une tasse de bon café, à un petit verre et à notre pipe. Mais tous aussi, je le crois, nous avons appris à ne pas être des esclaves de ces plaisirs. Nous saurons sans hésiter et presque sans y penser nous priver de tout si les besoins de la lutte l’exige. Nous saurons que bien peu de choses sont indispensables. Et plus tard même, si l’économie bouleversée de la France l’impose nous saurons mieux qu’avant, nous passer de tous ces produits rares ou importés que nous pouvions croire nécessaires à notre bonheur : les vins et tabacs étrangers, le thé, le café, les épices et les fruits exotiques, et bien d’autres choses. Nous aurions ainsi gagné de n’être plus les esclaves de certaines habitudes et de certains goûts sans lesquels nous croyions bien autrefois ne pouvoir subsister ni être heureux.


 

Nous entendons parfois autour de nous des camarades se plaindre “on s’abrutit en prison... on s’empoisonne en cellule”. Sans être dépravés au point de vouloir affirmer qu’on rigole et qu’on devient des aigles, nous pouvons constater cependant que ceux qui s’ennuient toujours, sont ceux qui sont incapables d’un effort sur eux-mêmes. La vie en cellule est une vie au ralenti, mais de ce fait, elle revêt des caractéristiques bien différentes de celles que nous menons en liberté. Elle ne peut même pas se comparer à la vie des vacances où le nombre de possibilités d’action exclut tout calme intérieur. La vie de cellule avec son rythme lent, les horaires sans imprévus, les distractions plus que limitées donnent aux actes et aux évènements une valeur anormale. Nous le constatons encore lorsque nous prêtons l’oreille à des “ Radio tinette”. Malgré que nous sachions fausses les nouvelles, bonnes ou mauvaises, qui nous sont transmises, malgré que nous tenions à faire preuve vis à vis de nous-même et des autres d’un réalisme raisonnable, nous en subissons tout de même un peu l’influence dans la monotonie d’une vie où chaque détail prend figure d’évènement . Cependant, ce qui est un défaut peut devenir une qualité et notre vie intellectuelle toute entière peut en tirer avantage. La lecture en effet, reste pour la plupart d’entre nous le grand passe-temps. Nous lisons, nous dévorons même tout ce qui nous tombe sous les yeux. Il y a du bon, du mauvais, du médiocre, du stupide, il y a du roman pour fillette sentimentale et de la métaphysique, il y a du théâtre classique et des livres de science. De cela, nous ne choisissons rien ou presque, nous absorbons tout faute de mieux. Bien plus, comme nous en avons le temps, nous apprenons à bien lire. Non seulement nous ne rejetons plus des ouvrages que jamais nous aurions eu l’idée d’ouvrir autrefois (dans la vie libre) mais nous ne sautons plus des pages ou des chapitres. Et à lire ainsi nous faisons quotidiennement des découvertes : tel livre d’aspect ardu est en réalité plein de vie, tel autre si stupide contient cependant un passage curieux, une idée intéressante, tel ouvrage traitant d’une science qui nous était inconnue ou indifférente nous ouvre des horizons nouveaux sur un domaine insoupçonné, et déjà nous voudrions l’explorer plus complètement et nous nous disons : “plus tard...” et nous ajoutons avec prudence et pourtant un peu de regret : “...si j’ai le temps”.

 

Savoir lire ! Quelle source inépuisable de joie. Mais pour savoir lire, il faut s’entraîner à le bien faire. Lire bien, ce n’est pas parcourir en vitesse une histoire en sautant les passages qui paraissent ennuyeux ou secondaires. Lire bien, ce n’est pas chercher dans un livre qu’on a choisi ce que l’on veut y trouver : la solution d’une intrigue ou la confirmation d’une thèse. Lire bien, ce n’est pas non plus lire mot à mot comme un enfant épelle. Mais devant

un livre, savoir faire momentanément abstraction de sa personnalité et entrer résolument dans le chemin tracé par l’auteur. Non pas traîner sur les chapitres secondaires mais, par contre, en lisant tout, savoir ralentir sa pensée et fixer son attention sur les choses intéressantes ou originales. Sur le chemin où nous mène l’auteur, les plus belles

fleurs peuvent être cachées, il faut, tout en marchant d’un bon pas, garder l’œil vigilant, savoir les apercevoir au passage, savoir ralentir pour les cueillir. Voilà une occupation d’ordre supérieur à laquelle bien peu d’entre nous ont eu le temps de se livrer autrefois. La vie quotidienne (en liberté) a des exigences qui excluent bien des satisfactions. Mais ici, nous pouvons nous livrer à cet entraînement intellectuel très agréable malgré le maigre

choix de nos lectures, et plus tard libre nous aurons retrouvé la joie de lire le livre de notre goût, nous saurons mieux qu’avant en savourer toutes les beautés. Et ainsi, nous n’aurons peut-être pas tout à fait perdu notre temps... en cellule ! (La lecture, la conversation sont les deux grandes occupations de notre vie recluse).

 

Conversations, bavardages avec nos compagnons, c’est là que la plupart d’entre nous peuvent constater combien les relations que nous avions avec les autres étaient superficielles lorsque nous étions libres. Libre, nous fréquentions, et c’était bien naturel nos amis et nos compagnons de travail, chez tous plus ou moins, nous retrouvions la même préoccupation et par là, la même opinion liée au milieu commun dans lequel nous évoluions. Les autres, nous ne les évitions pas, mais c’étaient les occasions de les rencontrer et surtout de pouvoir parler librement de tout qui étaient rares. Ici nous sommes réunis à la fois par la force des évènements et par une grande communauté de base dans nos idées. Tout, bien souvent dans la vie nous aurait séparés, nous avons évolué dans des milieux différents pratiqué des professions diverses, nous avons eu des goûts, des activités, des préoccupations de toute nature. Nous avons réagi de manières différentes aux grands problèmes de la vie. Libres, nous étions souvent surpris de voir les autres penser autrement que nous, nous les désapprouvions, souvent nous étions prêts à entrer en lutte contre eux. Presque jamais nous n’avions le temps ni la volonté de vraiment chercher à les connaître et à les comprendre. Ici tout nous rapproche. A la fois les petites misères de la vie quotidienne et les principaux parmi les grands problèmes de demain. Ici nous pouvons et nous avons le devoir de parler librement.... Et nous en avons le temps... amplement. Apprendre à se connaître est une joie et un devoir. C’est une joie, car en chaque homme que nous découvrons, il y a quelque chose que nous ne possédons pas et dont nous pouvons tirer à tous points de vue un grand profit : c’est la somme de ces expériences passées et de ces réactions humaines devant la vie. C’est un devoir aussi d’apprendre à nous connaître, car ce n’est pas seulement demain, c’est dès aujourd’hui que doit commencer le grand travail de reconstruction de la France. Et la France ne sera libre, forte et heureuse que dans la mesure où tous les hommes de bonne volonté sauront s’unir dans un même effort de compréhension. Se connaître pour pouvoir se comprendre, se comprendre pour pouvoir s’estimer. Et voilà déjà un grand moyen d’éclairer l’avenir. Que ceux qui n’ont pas profité de leur séjour en prison pour faire cet effort bien facile comprennent qu’ils ont perdu une occasion unique d’ouvrir leur esprit et de servir la France, qu’ils ont perdu en outre une des seules vraies joies que puisse nous offrir la vie de réclusion, en un mot que par leur faute ils ont perdu leur temps et failli à leur devoir.