Le train de la mort
Une cinquantaine de détenus résistants d’Eysses (les 36 « otages » considérés comme les meneurs de l’insurrection du 19 février et quelques malades qui n’ont pas été déportés avec leurs camarades par le convoi du18 juin) font partie du convoi qui part de Compiègne le 2 juillet 1944 par une chaleur torride et restera dans les mémoires sous la sinistre dénomination de "Train de la mort", en raison du nombre particulièrement élevé des décès survenus pendant les 4 jours que dure le voyage : sur 2152 hommes au départ du train, 984 sont morts à l'arrivée à Dachau.
Victor Michaut faisait partie de ce convoi. Nous publions le témoignage qu’il a écrit en juillet 1970 sur cet épisode particulièrement tragique de la déportation.
Du convoi du 2 juillet 1944 je n’ai que des bribes d’impressions, noyées dans brouillard. Il me semble que je dormais, mal à l’aise et brûlant, avec de brusques réveils et des visions de cauchemar.
J’étais au dernier carré des détenus d’Eysses, parmi les trente-six otages transférés à la prison de Blois, puis à Compiègne sous escorte allemande. On nous mit au camp C, le plus mauvais, juste quand le gros des détenus d’Eysses le quittaient pour une destination inconnue. Nous allions nous retrouver à Dachau.
Les quinze jours passés dans les bâtiments C à Compiègne nous avaient donné un échantillon du régime des camps nazis : les SS, les chiens, les coups, d’écœurantes corvées, la terre du camp à piocher. Quelle dérision, pourtant, à côté de ce qui nous attendait e don nous n’avions pas la moindre idée ! On parlait de travaux forcés dans les forêts, de tenue de bagnard et le nom de Weimar revenait parfois sans qu’on imagine l’affreuse réalité des camps de concentration dont nous connaissions cependant l’existence.
Avant le grand voyage, nous avions été entassés pour la dernière nuit à Compiègne, dans une sorte de hall fermé, parsemé de paille et d’ordures. Au milieu de ce campement de romanichels angoissés, à travers les cris, les grosses bêtises lancées à la cantonade et les chants patriotiques entonnés pour se donner du cœur, on s’était efforcé de reconstituer des groupes de gars d’Eysses. Rester ensemble le plus possible, maintenir une organisation, nous préparer à toute éventualité, était notre hantise. Nous n’avions guère eu le temps de prendre auparavant les contacts voulus, le camp C étant d’ailleurs presque coupé du reste, comme un camp dans le camp. J’avais néanmoins retrouvé Cyprien Quinet, l’ancien mineur, député du Pas-de-Calais, qui devait finir à Herrsbrück, déchiqueté vivant par les chiens. A deux ou trois reprises, j’avais clandestinement établi une liaison hâtive avec Roger Roue, une connaissance du temps de « l’Avant-Garde » et des Jeunesses Communistes de 1936 ; interné depuis de longs mois à Compiègne, il put me faire parvenir, juste avant la fouille, un paquet de ces couteaux de prison fabriqués avec un couvercle de boîte de fer blanc, la lame amincie et cent fois aiguisée, bien faible instrument que chacun cacha dans un crouton de pain et qui ne fut, hélas ! d’aucun secours.
Une cinquantaine d’anciens d’Eysses a quitté Compiègne le 2 juillet : les trente-six venus de Blois et quelques malades (sauf Arhur Vigne et Esprit Armando gardés encore à l’infirmerie et quand même déportés un mois plus tard). Dans la cohue du départ, on se regroupa comme on put. Le wagon où je me retrouvai comptait une trentaine d’anciens d’Eysses, presqu’un tiers de la centaine d’hommes, jetés là, pêle-mêle. Cette proportion de résistants qui se connaissaient, qui avaient traversé les mêmes épreuves et qu’unissaient d’exceptionnels liens de solidarité, a été décisive pour la survie des occupants du wagon.
Nous étions à peine embarqués qu’un guttural «Auf stehen » retentit. Nouvelle fouille et menace d’être fusillé pour celui sur lequel on découvrirait le moindre morceau de ferraille. Nous fûmes tous refoulés d’un coup dans une seule moitié du wagon. Comprimés à cent dans ce petit espace. Tandis que les SS palpaient les hommes des premiers rangs, nous laissions glisser sur la paille nos méchants petits couteaux qui devaient par la suite se tordre à la première tentative de les utiliser pour ouvrir une brèche dans le plancher du wagon. J’entends monter la colère de Marc Perrin : se sentir désarmé, lui qui, mitraillette en main, s’était avancé jusque dans les couloirs de la prison occupée par les GMR pendant l’insurrection de la Centrale d’Eysses !
Une fois la porte du wagon tirée de l’extérieur et cadenassée, le calvaire commença. Nous n’avions pas le choix : dans la pénombre chacun retomba là où il se trouvait. On ne pouvait ni s’allonger ni s’asseoir vraiment. Il fallait s’encastrer les uns dans les autres, s’appuyer sur un dos, tasser les pieds sous les cuisses, se faire petit. Quoi qu’on fasse, on était obligé de peser sur ses proches voisins, de supporter les membres ou les troncs qui s’alourdissaient avec les mouvements du train et l’irrésistible fatigue des corps malmenés. Le roulement était saccadé, lent, coupé d’arrêts prolongés. Par cette torride journée orageuses de juillet, tout allait devenir supplice dans les wagons fermés, l’étouffement d’abord et bientôt la soif.
Chaque geste, chaque besoin élémentaire posait un problème. On s’est efforcé de les résoudre, chemin faisant. Il fallait s’entendre, décider ce qui serait obligatoire pour tous. Le bloc des anciens d’Eysses avait pour lui pas mal d’expérience et surtout la force de son unité. C’était un acquis important, souvent un exemple. N’empêche que les conditions ne se prêtaient ni aux échanges de vues, ni à la communication de nos histoires respectives. On n’était pas là pour raconter sa vie. Il s’agissait de la sauver. Plus les années passent, plus je me dis que nous devons beaucoup à nos médecins. Car ils avaient d’emblée l’autorité voulue, et nos groupes d’Eysses les appuyaient.
Au milieu du wagon, je revois notre cher toubib, le docteur Fuchs, mon ami Stéphane du préau 2 et de la cellule 23, qui avait été aux côtés d’Henri Auzias, notre délégué général à la Centrale, le porte-parole des droits et de l’honneur des détenus résistants. Avec lui, notre grand « Popol » de l’infirmerie d’Eysses, le Docteur Paul Weil, la bonté faite homme. Que nous ont-ils dit tous deux, quand s’ébranla le train maudit ? Je ne m’en souviens pas avec précision, mais cela signifiait : à tout prix économiser, épargner l’eau, les gestes, la parole, se dépenser le moins possible. Tactique simple, qui se ramenait à ne pas bouger de sa place. Ce fut en réalité assez dur !
Coincé parmi les autres, les membres ankylosés, la respiration haletante, chacun était de plus en plus mal dans sa peau. Bientôt, il fallut se dévêtir. J’avais gardé le plus longtemps possible la veste de cuir qui m’était précieuse à beaucoup d’égards : elle faisait partie de la tenue « insurrectionnelle », ayant été récupérée avec de bons godillots d’infanterie dans le dépôt de la prison, alors que nous nous équipions pendant la bataille du 19 février, dans l’espoir de rejoindre les maquis de Dordogne. Et puis le cuir, c’est solide, je me sentais mieux protégé. J’ai tombé la veste à regret, le torse ruisselant de sueur. Corps entre corps, ça n’allait pas tout seul, même entre des hommes qui s’estimaient. J’entends toujours le mot de mon camarade Miguel Portolès, ancien maçon, républicain espagnol, résistant en France. A deux de ses voisins qui avaient été deux des plus hardis combattants d’Eysses et qui, un moment, s’accrochèrent dans le wagon, énervés jusqu’à la fureur, notre ami espagnol dit : « Vous ne savez pas ce que c’est que souffrir… ». Miguel le savait, lui, l’exilé qui chantait si bien les flamencos quand la prison se mettait en fête, lui qui eut le courage de nous dire à temps dans la nuit du 20 février, qu’il fallait renoncer à poursuivre un combat devenu sans issue, dans la Centrale encerclée par les miliciens et les Allemands. Et la souffrance, nous allions apprendre à la connaître !
L’extrême chaleur nous abattit, puis vint la soif. On avait dosé au plus juste la quantité d’eau accordée à chacun. L’unique tonnelet du wagon fut cependant vite à sec. Chaque quart rempli servait au moins pour quatre, dès le début, ensuite pour dix et davantage. Les yeux braqués sur le tremblant liquide nous partagions rigoureusement, sans conflit majeur. Un maigre casse-croûte, avec le bout de saucisson dont l’entame tournait au verdâtre, nous altéra dangereusement. Quand il n’y eut plus d’eau, une sorte de délire nous gagna les uns après les autres, les plus valides ranimant de justesse les malades.
On étouffait. Durant des heures et des heures on vécut comme prostrés, enfouis dans un monde indéfinissable, d’un poids très très lourd et d’une moiteur étrange. Pour ma part, j’ai dû sombrer dans une demi-inconscience, car il ne m’est resté qu’une sensation de torpeur et le souvenir de brusques angoisses et de rares éclaircies.
Que de bons camarades, dans mon entourage ! Parmi eux, mon compagnon de cellule de Blois, Jean Lautissier, qui n’allait pas me quitter jusqu’à la libération des camps. A plusieurs reprises, il devait contribuer à me sauver la vie, y compris en m’écartant des balles des SS, lors de notre évasion pendant le transfert des déportés de Blaichach à travers le Tyrol, en pleine débâcle des troupes allemandes en avril 1945. Lautissier, donc, et Perrin, Portolès, René Fontbonne, furent de ceux qui, avec les docteurs Fuchs et Weil se dépensèrent pour la survie des copains. Dans le convoi, lorsque je suffoquais, je me rappelle un linge mouillé (ne fusse que d’urine) que mon ami Jean m’appliquait sur les tempes.
Peut-être ai-je aussi par instants agité un mouchoir pour ventiler un camarade à bout de souffle ? Aucune image n’en subsiste dans ma mémoire, mais j’ai gardé souvenance des secours qui m’ont plus d’une fois sorti du trou.
En prison cellulaire, puis à Eysses, j’avais toujours bénéficié de l’attention fraternelle des camarades, au courant de mon état pulmonaire. Comment leur exprimer ma reconnaissance, alors que là, tout le convoi éprouvait les affres d’une asphyxie qui devait, dans la plupart des wagons, tourner au tragique !
Parmi les précautions prises dès le début, sur conseils des médecins, il y eut l’interdiction d’uriner dans la tinette de fortune placée dans un coin du wagon ; (pour d’autres besoins, le baquet vite rempli ne tarda pas à empuantir l’atmosphère). J’ignore par quel miracle nous avons disposé de vieilles boîtes de conserves ; elles nous ont rendu en tout cas grand service. Les boîtes circulaient, leur contenu régulièrement jeté au dehors, nous évitant des conditions plus affreuses encore, et permirent notre survie dans le wagon.
Le pire commença dans la soirée du 2 juillet, il n’y eut absolument plus rien à boire et pas grand-chose à rejeter. Notre fournaise ambulante devenait un enfer et malgré tout ce n’était rien, comparé à ce qui se passait dans les autres voitures.
Si pénible que ce soit, nous ne bougions pas. Tout au plus l’un ou l’autre s’agenouillait-il pour modifier un peu sa position ; on se levait rarement, sauf s’il le fallait pour venir à l’aide de voisins en détresse. Avons-nous changé de place en cours de route ? Je n’en sais rien, ou je l’ai oublié, comme j’ai perdu toute notion du temps qui s’écoula notamment depuis le premier soir jusqu’à l’arrivée à Dachau. Ma vision des choses du convoi s’est fixée sur quelques circonstances finalement rapprochées, entremêlées dans les souvenirs autrement qu’elles ne le furent dans la réalité, sans doute parce que de grands morceaux de ce qui se passa m’ont échappé.
Ainsi je vois encore mon ami Luc éternellement suspendu à la lucarne grillagée de barbelés, observant l’extérieur, annonçant les gares, traduisant ce qu’il saisissait des échanges de propos de nos gardiens ou de paroles de cheminots allemands, car il maniait assez bien la langue de l’ennemi. Nous apprîmes par lui quelques nouvelles, de plus en plus mauvaises. Cuisinier de métier, Roannais d’origine, résistant de la première heure en zone sud, Georges Luc avait tout naturellement été placé aux cuisines quand le service général de l’intérieur s’organisa à Eysses sous la responsabilité du collectif des détenus patriotes. Avec Fuchs et moi, il occupa la cellule 2 après l’échec de notre tentative d’évasion massive. Ensemble, nous nous étions accrochés aux barreaux dans la matinée du 23 février 1944 pour entonner la Marseillaise et le Chant du Départ avec nos douze camarades liés aux poteaux d’exécution et dont nous entendions clairement les voix, à quelque vingt mètres de là, jusqu’au moment où ils tombèrent sous le feu des pelotons. Les détenus du quartier cellulaire ont alors continué le chant repris par toute la prison en un immense chœur fraternel et vengeur. Durant le transport du 2 juillet, Luc observait l’extérieur et nous renseignait. Il fut le premier à nous annoncer qu’il y avait des morts dans les wagons voisins, on parla de trois ou quatre, puis vingt, vingt-huit… mais le chiffre sans cesse grossi resta très loin de la terrible vérité.
A l’origine de la tragédie du convoi, il y eut donc la chaleur accablante, l’asphyxie, la soif. Tout aurait pu changer si aux premiers appels l’escorte allemande avait seulement entr’ouvert les wagons et distribué de la boisson.
Les cris furent vains. S’il y eut des arrêts multiples à cause de l’état des voies, les portes restèrent fermées et l’étouffement fit son œuvre. On percevait par moments les échos des bombardements assez proches, on espérait que le train serait stoppé, attaqué par des partisans, délivré enfin. En vain, le train roulait, emportant ses fous et ses morts. Il est probable que si par hasard n’avait pas éclaté dès la première nuit un violent orage accompagné de pluies diluviennes, aucun de nous ne serait jamais revenu.
La pluie nous sauva. D’abord, l’atmosphère changea : nous pûmes reprendre et sortir quelque peu de l’engourdissement mortel qui nous entraînait tour à tour vers le gouffre. La soif dominait tout, on brûlait de l’intérieur, l’unique pensée de l’eau et toujours de l’eau aggravait terriblement le mal - l’eau que nous entendîmes ruisseler sur notre prison avec un sentiment indicible ! On vit circuler les petites boîtes de conserves pour un autre usage qu’aux premières heures. A chaque endroit où la pluie s’écoulait d’un bord extérieur ou de fentes du toit du wagon, on recueillit patiemment le précieux liquide. On entendait, on comptait les gouttes ! Et la merveille du fraternel partage se renouvela. Par-dessus tant d’hommes mourant vraiment de soif, il fallait faire passer les boîtes et les répartir afin que chacun puisse y tremper à peine ses lèves.
Tout cela s’était déroulé en moins de vingt-quatre heures. Deux nuits encore et plus de deux jours devaient s’écouler, interminables, avant l’arrivée à destination. Quelque part en Lorraine ou déjà en Allemagne, je ne sais, des portes s’ouvrirent, toujours sous la garde de soldats (SS ou Werhmacht ?) et des femmes aux voiles bleus de la Croix Rouge - étonnante apparition d’humanité dans notre bain d’horreur - nous distribuèrent des gamelles de soupe chaude, suprême bonheur alors ! Ensuite, plus cruellement ressenti après cela, notre calvaire reprit. Nous avons dû nous recouvrir, endosser les vestes ; nous tombions de lassitude, évanouis tour à tour, puis remis en selle par les camarades. Il fallait veiller à ce que les têtes, devenues tellement lourdes, ne disparaissent pas dans l’amoncellement des corps enchevêtrés, au ras du plancher puant où l’air raréfié se chargeait de plus en plus de gaz carbonique.
Dans un coin du wagon, à droite (dans le sens de la marche vers l’Est), un de nos compagnons fut gagné par la folie. Cheminot ou facteur, je ne saurais préciser, le malheureux déraisonnait, secoué par instants d’un drôle de rire ; nous crûmes d’abord qu’il blaguait ! Quand nous nous rendîmes compte, chacun s’arrangea pour ne pas le contredire ; on l’aida sans parvenir à le remettre d’aplomb ; le pauvre gars était atteint de folie douce et le pire fut évité. Car nous courrions le risque, si des détenus pris de fureur, s’attaquaient aveuglément à d’autres, de sombrer dans la démence collective et la panique meurtrière.
Quelles pouvaient être nos pensées dans pareilles conditions ? On ressentait l’immédiat, on cherchait ce qu’il était possible de faire pour nos compagnons les plus affaiblis. Lorsqu’une tête basculait, le regard éteint, il fallait vite redresser le buste du copain, le soulager un peu.
Et bien sûr, on enrageait d’être ainsi transportés comme des bêtes, à quelques jours de la délivrance, alors qu’approchait pour Paris et la France les heures exaltantes des combats et de la libération. La haine montait en nous, la haine du nazisme et de la barbarie hitlérienne, la haine de l’armée allemande.
Que la patrie nous semblait belle, alors que nous allions la quitter sans beaucoup d’espoir de la revoir jamais ! Un aperçu de verdure, un coin de ciel, une voix française - tout nous ramenait chez nous en un songe impossible. J’imaginais, sans reconstituer vraiment leurs traits, ma fillette de cinq ans aux yeux bleus et sa maman que j’avais à peine entrevues un an plus tôt à travers les grillages d’un parloir de prison ; je voyais vaguement mes deux frères Roger et Louis, combattants de la résistance, l’un allongé à l’hôpital, l’autre malade aussi, participant aux préparatifs de l’insurrection de Paris à laquelle il devait bien peu survivre ! Dès le départ du train, j’avais sans conviction griffonné un bout de papier « nous partons pour l’Allemagne… », lâché ensuite au hasard dans la campagne avec prière de l’envoyer à la seule adresse légale de mon entourage, à mon cousin Georges Bost dans le XIème arrondissement. Le mot est bien arrivé. Six semaines plus tard, mon cousin tombait en pleine insurrection de Paris aux mains des Allemands. Il fut avec tout un groupe de résistants , membres de la milice patriotique du XIe, affreusement massacré et fusillé dans les fossés de Vincennes, le 20 août 1944 .
Après la halte Croix-Rouge, qui a dû se faire à la frontière, notre train de malheur reprit sa marche et nous ne savions toujours pas pour quelle destination. A l’air devenu plus vif voici que se mêlait de plus en plus fortement une odeur épouvantable, par instants. On sentait la mort, on traînait des morts, on roulait toujours, vers la mort. Ce nom tristement évocateur de la fin du voyage fut prononcé après Ulm par des cheminots allemands auxquels Luc avait demandé où l’on nous emmenait : Dachau !
Quand le convoi arriva à son terminus, les portes s’ouvrirent. En gare, nous vîmes les Allemands eux-mêmes atterrés. Il nous fallut longer le train à l’arrêt et passer devant le monceau de cadavres de camarades, entassés auprès des wagons ensanglantés. Nous ne voulions pas regarder, mais nos yeux emportaient l’atroce vision d’énormes paquets, de vêtements souillés contenant les restes décomposés de ceux qui avaient été nos frères de détention et de combat.
Nous marchions en automates détraqués, ne voyant plus que le rang précédent. Après la gare, ce fut la traversée de la ville, les fossés remplis d’eau, l’immense inscription au-dessus de l’entrée : « Arbeit macht frei », « le travail, c’est la liberté » ! le camp ! Premier appel des rescapés. Abrutis de fatigue, de faim et de soif, nous voulions malgré tout tenter d’évaluer le nombre des victimes. Tandis qu’un des chefs-kapos du camp, en tenue zébrée étonnamment propre, tournait en vélo autour de notre groupe et nous insultait (« la civilisation française !... Schweinen Franzosen !... ») nous avons essayé de compter nos morts. A chaque nom resté sans réponse, nous piquions d’une épingle un bout de papier pour totaliser ensuite le nombre de trous. On parlait de 450 morts, ce fut plus du double : du 2 au 5 juillet, sur le parcours Compiègne Dachau, 984 de nos compagnons étaient morts !
Il fallut nous dépouiller de tout vêtement, rester nus sur la place d’appel, passer à la tonsure et à la désinfection (à grands coups de pinceaux trempés d’acide), enfiler de vieilles fringues militaires de toutes les armées d’Europe marquées K.G. : prisonnier de guerre. Mais nous étions K.Z. : déporté résistant, et, quelques jours après, nous endossâmes la tenue rayée des camps de concentration ! Et malgré le pou géant assassiné au-dessus des lavabos pour nous avertir d’un danger de typhus, nous nous précipitâmes vers les robinets, et bûmes à pleines mains, à pleine gorge. Boire, boire, boire était devenu à ce moment notre unique pensée.
Notre histoire s’insère ensuite dans l’histoire des camps d’extermination, spécialement dans celle de Dachau et de ses kommandos. Sur les quinze cents rescapés du train de la mort, arrivés à Dachau le 5 juillet 1944, plus de douze cens ne devaient jamais revoir la terre natale, ne jamais faire le voyage de retour. A la libération des camps, en avril 1945, on ne comptait guère qu’un survivant sur dix déportés de ce convoi. A chacun de ceux qui sont tombés, il faudrait rendre hommage, mais c’est impossible à cause du nombre effrayant et souvent de l’anonymat des victimes.
La résistance était obligatoirement clandestine, des liens s’établissaient horizontalement aux divers échelons et chacun ne devait en principe connaître (mais connaître physiquement, souvent en ignorant l’identité réelle) que deux, trois ou quatre personnes au maximum - soit son chef et ses camarades de groupe. Après l’arrestation on fit connaissance dans les prisons. Et c’est surtout par lieux de détention qu’on se connut. Puis de nouveaux liens se sont noués, par groupes déterminés selon le kommando, le travail, le block.
Songeant aux inconnus morts dans le convoi du 2 juillet, je vois des jeunes, beaucoup de gars de vingt ans qui venaient tout juste d’échapper aux rafles du S.T.O. et qui souvent sont tombés dans les filets de la Gestapo alors qu’ils cherchaient le contact avec les maquisards ou les F.T.P. J’entends encore l’un de ces garçons des faubourgs de Paris avec son accent traînant, chanter « le Dénicheur » sur une scène improvisée à l’une des rares soirées distractives que nous pûmes organiser pendant notre passage à Compiègne. Qu’est-il devenu avec son air gouailleur, ce jeune chanteur inconnu ?
Deux des détenus d’Eysses de ce convoi, malheureusement isolés de leurs camarades, les jeunes catholiques Blattes et Person, du préau I de la Centrale, qui s’entraidaient et priaient d’un même cœur, ont fini atrocement dans le train de la mort. Et parmi mes plus proches voisins de wagon, je pense à deux camarades exemplaires évoqués plus haut, envoyés sans retour de Dachau dans l’enfer d’Hersbrück : René Fontbonne, refusant de travailler dans un kommando, fut abattu sur place pour tentative de révolte. Et Georges Luc, le cuistot d’Eysses, le guetteur de notre wagon, frappé par un kapo pendant une harassante corvée de briques, lui lança son poing dans la figure et périt les reins brisés par cent coups de schlague.
Comment évoquer tant d’inoubliables camarades, nos frères brûlés dans les crématoires ? Chacun de nous pore en son cœur un invisible cimetière peuplé d’ombres chères qui pèsent très lourd dans notre vie. Parfois chacun pense : pourquoi suis-je revenu et pas lui ? C’est pourquoi nous éprouvons à la fois le besoin et pourtant une grande difficulté et une grande douleur à témoigner. Dans ce but, nous étions rassemblés le dernier dimanche de juin au Struthof sous la pluie battante, levant l’urne contenant un peu de cendre de nos camps respectifs, et le soir du 2 juillet à la crypte des déportés du petit square Notre-Dame. Vingt-six ans après !
Nous avons connu le pire et le meilleur de l’homme. Je reste convaincu qu’il y avait, parmi nos bourreaux, bien peu de monstres-nés ; tous ont pourtant servi d’instrument au nazisme, à la plus criminelle machinerie de domination et d’asservissement des peuples. Et pourquoi avions-nous le meilleur de l’homme de notre côté en dépit de faiblesses ou de chutes individuelles ? Parce que nous, les résistants, nous luttions pour une cause juste. Opprimés, affamés, usés jusqu’au sang, nous nous sommes efforcés de poursuivre jusque dans les camps de la mort, le combat qui était le nôtre : celui de la liberté pour notre patrie, pour toutes les patries. Et nous étions solidaires.
La solidarité, la confiance mutuelle ne sont pas de vains mots. Avant Compiègne et Dachau déjà, nous avions eu, j’oserai dire, le privilège de bâtir ensemble, nous, les détenus patriotes de la Centrale d’Eysses, un magnifique collectif où chacun s’éleva au-dessus de lui-même. L’histoire du bataillon d’Eysses en témoigne. Des liens fraternels se sont établis entre nous, résistants de milieux et d’opinions différents. La force particulière de ces liens, je l’ai ressentie quand nous fûmes enfermés dans la même cellule, le chrétien protestant Stéphane Fuchs, membre dès la première heure d’un réseau de la résistance en rapport direct avec Londres, et moi le militant communiste membre de la délégation du Comité central de mon Parti dans la zone sud où nous organisions la résistance, dès juillet 1940. Le courage et la bonne foi, la franchise et la générosité de mon ami Stéphane, son intelligence au service de la cause commune, j’ai eu l’occasion d’en apprécier la valeur à maintes reprises, et surtout dans les heures les plus sombres. La diversité de nos conceptions ne s’est jamais opposée à notre profonde amitié ni à l’unité de notre action. Nous faisions front contre le même ennemi, et ensemble nous menions le même combat pour la France - que nous soyons communistes ou socialistes, chrétiens, gaullistes de toutes tendances.
Dispersés dans les camps, de multiples groupes d’anciens d’Eysses ont maintenu dans les kommandos de Dachau ce que nous appelions « l’esprit d’Eysses ». Il est juste et nécessaire de dire qu’à cet esprit d’union, à l’organisation qui le concrétisa, on doit le fait que les deux wagons du convoi du 2 juillet n’ont pas été aussi cruellement éprouvés que le reste du train.
Il n’empêche que les victimes de ce convoi maudit ont été les victimes de l’Allemagne nazie. Du transfert de Compiègne aux fours crématoires des camps, toute une entreprise de destruction des hommes était mise au point par le régime hitlérien. Il importe aujourd’hui que les jeunes sachent. Qu’ils s’unissent et agissent afin que soient à jamais rendus impossibles de tels crimes, afin de s’opposer à temps à la guerre, aux tortures et à tout ce qui peut y conduire.
Comme le rappelle l’inscription gravée en quatre langues au fronton du monument érigé à Dachau : « Puisse l’exemple de ceux qui furent exterminés ici de 1933 à 1945 dans la lutte contre le nazisme, faire que les vivants s’unissent pour défendre la Paix, la Liberté, le Respect de la personne humaine ».
Victor MICHAUT - Juillet 1970